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J'ai reçu un appel du paradis (cadeau)
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu un Crush pour Alex Cartier. Avec son air charmeur, son sourire éclatant et ses yeux bleu légèrement foncé qui s’éclaircissent au soleil, devenant presque aussi clairs que l’océan en été, difficile de ne pas succomber. Toutes les filles du lycée Auguste Angelier situé à Dunkerque, où j’ai effectué mes années lycée, bavaient sur lui. S’il décochait un de ses rictus ravageurs à une nana qu’il croisait dans un couloir, cette dernière fondait et ne pouvait s’empêcher d’alerter ses amies, pensant qu’elle avait une ouverture.
Le problème avec Alex, c’est qu’il n’était pas avare de sourires. Au contraire, il en distribuait à tout va, parce que sa devise c’était qu’un sourire pouvait égayer la journée des autres et leur apporter un peu de douceur.
Des personnes comme ça qui dégagent une telle assurance qu’elles prennent tout l’espace existent et Alex était l’une d’elles.
J’ignore comment il était parvenu à devenir la star du lycée, puisqu’il n’était pas sportif, musicien ou artiste à l’époque. Il était juste lui, un jeune homme de dix-huit ans, comme tous les autres qui conduisait un scooter Peugeot pour se rendre à l’école et qui fumait de temps en temps une Marlboro.
Deux années nous séparent, mais nous nous connaissons depuis toujours. Il est le fils du meilleur ami de mon père qui est aussi mon parrain. Alex a une sœur de mon âge, Lisa, avec laquelle j’ai passé toute mon enfance. À notre entrée au collège, nous nous sommes éloignées, pour cause, mes parents voulaient que j’aille dans le privé. Lisa a donc poursuivi ses études dans l’établissement de son secteur.
Peu à peu, nos conversations se sont estompées et lorsque nous nous retrouvions autour d’un dîner, nos échanges se résumaient au programme scolaire. Alex, quant à lui, esquivait ces repas, prétextant avoir mieux à faire. Je le comprenais, car s’asseoir à table avec des adultes se remémorant des souvenirs vieux de dix ans et deux jeunes filles n’ayant plus grand-chose à partager, c’était d’un ennui mortel.
D’ailleurs, je les ai fuis aussi ces moments que je trouvais trop mornes. Je préférais rester à la maison devant une rediffusion de Beverly Hills, ou pour converser sur MSN avec mes amies. Internet en était encore à ses balbutiements, mais cette nouvelle technologie m’avait déjà séduite. Pouvoir garder le contact quasiment H24 avec les copains et les copines, c’était vraiment le pied.
J’ai retrouvé Alex au lycée à mon entrée en seconde. Il entamait sa terminale scientifique, et c’est là que j’ai découvert sa popularité, mais aussi, un tout autre Alex. Encore plus beau que lorsqu’il était enfant et j’ignorais même comment une telle chose était possible. Son visage avait évolué, marqué par des traits masculins, une mâchoire carrée, des pommettes prononcées, assombries par une barbe assez épaisse. Des sourcils plus fournis que dans mon souvenir et plus foncés qui faisaient ressortir ses mirettes bleues.
Je n’aurais jamais imaginé qu’Alex puisse un jour s’intéresser à ma petite personne, puisqu’à part les politesses d’usage, du style « Salut Clara, ça va ? » nous n’avions pas vraiment échangé.
Tout est parti d’une calculatrice. Il en avait besoin pour passer l’épreuve du bac et ne voulait pas avouer à ses parents avoir perdu la sienne. Comportement assez compréhensible, ça coûtait une fortune, et ses proches, tout comme les miens, ne roulaient pas sur l’or.
Il était venu me trouver à la pause déjeuner alors que je mangeais un sandwich sur les bancs du lycée. Il était arrivé avec les mains dans les poches de son jean, un air de petit con sur le visage. J’avais baissé les yeux en le voyant s’approcher, me demandant pourquoi il venait subitement dans ma direction.
— Hé, Clara, je peux te parler une seconde ?
J’avais levé les yeux sur cette voix grave et légèrement rocailleuse qui m’appelait pour rencontrer ses prunelles.
— Ouais, bien sûr, lui avais-je répondu la bouche pleine.
Je m’étais redressée, j’avais abandonné mon sandwich après avoir refermé le papier en alu et je l’avais rejoint à quelques pas du banc. Il avait passé nerveusement sa main dans sa tignasse brune, décoiffant au passage ses cheveux toujours bien structurés. À l’instant, il semblait s’en foutre, et puis, je l’avoue, je l’avais trouvé encore plus beau ainsi.
— J’ignore comment te demander ça, mais j’ai paumé ma calculatrice, je passe le bac dans trois semaines et je suis grave dans la merde.
— Si je résume, tu as besoin de la mienne ?
— C’est ça… je te promets que je te la rends aussitôt les épreuves terminées.
— OK, je te la ramène demain.
— Merci Clara, t’es la meilleure. Je te revaudrais ça.
— J’espère bien. D’ailleurs, si tu as ton bac, ce sera grâce à ma générosité.
J’ai ri avant d’ajouter avec audace :
— Tu me devras un verre.
— Vendu Clara.
Il avait obtenu son bac avec mention bien et m’avait invitée à boire un verre sur la terrasse face à la mer du Nord. Je me souviens encore de cette sortie, simple, mais parfaite. Il était venu me chercher en scooter vêtu d’un jean et d’un polo. J’avais mis un short en coton, un crop top et un gilet.
Pas la tenue idéale pour monter sur un deux roues, mais à l’époque, la sécurité routière c’était autre chose. Alex avait enfilé le casque sur ma tête, puis m’avait aidée à grimper sur son bolide qui puait l’essence à des kilomètres à la ronde et pétaradait dans tout le quartier.
Lui avait commandé une bière pour paraître mature, moi un coca. Si au début c’était gênant, très vite nous avions trouvé un sujet de conversation. Quoi de mieux que de se remémorer nos souvenirs d’enfance pour vivre une jolie soirée ?
Nous avions ri à chaudes larmes, je m’étais presque étouffée avec une gorgée de ma boisson qui était repassée par mon nez. L’horreur, ça piquait beaucoup trop et lui se moquait plutôt que de m'aider. Nous avions enchaîné les consommations, buvant chacun deux diabolos menthe et un coca supplémentaire.
Nous avions bien passé trois heures dans ce bar avant de payer la note et de poursuivre la soirée par une promenade sur la digue de Malo. Je ne me souviens plus comment nos mains avaient fini par se toucher et nos doigts par s’enlacer, mais à partir de cet instant, nous avions passé notre temps libre ensemble.
Nous nous sommes mariés des années plus tard. Mon père exultait à l’idée que j’épouse Alex et mon parrain se réjouissait de m’avoir comme belle-fille.
Nous nous sommes promis de nous aimer jusqu’à ce que la mort nous sépare et cette dernière a fini par nous séparer.
Depuis, vivre sans lui est un calvaire sans nom.
Chapitre 1
La sonnerie retentit, marquant ainsi la fin des cours. Non seulement de cette journée, mais aussi de l’année scolaire. Les élèves et enseignants ont officiellement commencé leurs vacances estivales. Si aujourd’hui, je compte dix lycéens dans ma classe de seconde, c’est uniquement parce que j’ai organisé un goûter et que certains souhaitaient se retrouver une dernière fois avant les grandes vacances.
— Merci pour cette année, madame Cartier, j’espère vous avoir l’an prochain. Surtout que ce sera l’année du bac français.
— C’est gentil. Malheureusement, je ne gère pas les classes. Mais si tu travailles comme cette année, tu le décrocheras sans difficulté.
J’offre un sourire à Sophia qui me le rend. Je n’ose pas lui avouer la vérité. À la rentrée, je ne serai pas sa professeure de français ni celle de ses camarades d’ailleurs. Je ne serai plus enseignante, plus personne en réalité. C’est même un miracle que je sois parvenue jusqu’ici parce que je n’ai plus le goût de rien. Je crois bien que ce qui m’a fait tenir cette année, ce sont mes élèves, leur dynamisme et leur gentillesse. La préparation de mes cours et aussi Lola, ma nièce de quinze ans qui m’a rendu visite quotidiennement, sachant bien que ma vie est devenue compliquée.
— Bonnes vacances madame.
Je lui souhaite de même, puis elle s’éclipse. Peu à peu, la pièce se vide et bientôt, trop tôt, je me retrouve seule. Je ramasse les miettes du goûter, désinfecte les tables puis les remets en place. Enfin, c’est à mon tour de quitter la salle de classe. Je traverse les couloirs baignés par la lumière du soleil qui réchauffe l’atmosphère. Le bruit de mes talons qui claquent sur le sol résonne dans les couloirs qui ont connu des rires, du chahut, des secrets et des chuchotements.
Je gagne l’escalier et très vite, je me retrouve dehors. Je me tourne vers le bâtiment qui a été le théâtre de tant d’apprentissages et d’échanges. Je reste un instant à le contempler, repoussant le moment de rentrer dans ma grande maison en bordure de mer qui renferme les souvenirs d’une vie antérieure, heureuse.
— Ça va Clara ?
— Ouais… ouais, réponds-je à Gilles, mon collègue et professeur de maths.
Je lui adresse un sourire poli, puis, en lui souhaitant de bonnes vacances, je me retourne et me dirige vers le petit parking où m’attend ma BMW série 1 de couleur bleue. En vérité, c’est la voiture d’Alex, pas la mienne. Depuis qu’il m’a quittée, je me la suis appropriée. La conduire me donne l’impression qu’il est avec moi et de la même manière, le soir en me couchant, je ne peux m’empêcher de serrer contre ma poitrine son sweat préféré.
Je la déverrouille à distance et, bien qu’elle ait été garée à l’ombre toute la journée, je suis accueillie par une fournaise. Je démarre le moteur et ouvre les vitres quelques secondes avant de pousser la climatisation au maximum. Je quitte le stationnement et je prends la direction de la maison. Je passe devant le Cuir Center qui a brûlé voilà trois ans. Du bâtiment, il ne reste que les murs, bientôt il sera détruit et remplacé par une centaine de logements.
Je longe ensuite le canal de Furnes, où de l’autre côté, sur ma gauche se trouve le stade entièrement rénové pour se mettre aux normes du football professionnel. Ils ont eu le nez fin sur cette histoire puisque l’équipe locale a réussi sa montée en ligue 2. C’était en 2020, l’année de ce foutu COVID !
D’ailleurs, si Alex a perdu la vie, c’est bien par sa faute ! Enfin je crois. Les médecins m’ont affirmé que non, et pourtant, je n’en démords pas ! J’ai du mal à réaliser qu’il a pu avoir une crise cardiaque si jeune, alors qu’il n’avait jamais eu aucun problème de santé. Il prenait soin de lui. Évidemment, il n’était pas fervent de sport, mais nous marchions beaucoup, presque tous les jours. Il avait une apparence normale, ni trop grosse, ni trop mince. Il ne fumait plus depuis des années et buvait une bière de temps en temps. Comment une personne qui coche presque toutes les cases d’une vie saine peut décéder ainsi ? Sans compter qu’il était encore jeune !
Alex n’aurait pas dû mourir, il n’avait pas quarante ans. Trente-neuf pour être exact lorsqu’il s’est effondré sur le sol de son bateau. Il a eu juste le temps d’avertir le capitaine du navire qu’il remorquait, d’une douleur dans la poitrine, et d’éteindre les gaz. Les secours sont arrivés assez rapidement, malheureusement, son cœur n’était pas reparti.
C’était le 8 août 2023 et depuis, je ne vis plus, je survis. Je fonctionne en mode pilotage automatique. Je souris et je réponds que ça va à quiconque me le demande, mais en vérité à l’intérieur, je suis morte le jour où Alex est parti rejoindre le paradis.
L’enterrement a été compliqué, statuer entre l’inhumation ou la crémation alors que nous n’en avions jamais discuté a été une décision difficile à prendre. Lisa, la sœur d’Alex m’a beaucoup aidée, et finalement, nous avons opté pour la première solution. Ensuite, il y a eu le choix du cercueil, du monument et de toutes ces choses auxquelles nous ne devrions jamais penser à la quarantaine !
Un coup de klaxon me fait sursauter. J’adresse un signe d’excuse dans le rétroviseur et je redémarre. Perdue dans mes pensées, je ne m’étais même pas aperçue que je me trouvais au carrefour et que j’avais marqué l’arrêt au feu rouge. Comme souvent ces derniers temps, j’ai comme des absences. Si à la maison ce n’est pas gênant, lorsque je conduis, c’est dangereux. Je ne veux en aucun cas être responsable d’un accident. Je serre le volant et je me concentre sur la route. Je me faufile sur le boulevard, puis je tourne sur l’avenue du casino, ensuite sur la place, et finalement j’arrive chez moi. Une demeure sur deux étages à quelques pas de la plage. J’ouvre le portail avec la télécommande, puis je mène la BMW face à mon porche, à côté de ma Fiat 500 qui n’a pas roulé depuis un an. La raison : je ne bouge plus qu’avec la voiture d’Alex.
Avoir un accès devant chez soi pour y mettre ses véhicules, j’avoue que c’est plaisant, surtout en période estivale.
Bien que par moments, pour en sortir c’est compliqué à cause de quelques touristes qui se fichent royalement de bloquer le passage des résidents. Alex et moi avons déjà été coincés plus d’une fois par l’un de ces « sans-gênes ».
Certes, la fourrière s’est occupée de leur voiture, mais de notre côté, quelle perte de temps !
Sans jeter un œil sur l’extérieur de ma parcelle qui, je le sais, aurait besoin d’un entretien, je pénètre dans mon foyer qui regorge de souvenirs d’Alex et moi. Après sa mort, je n’ai pas pu m’empêcher de mettre des portraits de lui partout de manière à croiser son regard dans chaque pièce de la maison.
Je pose mon sac à côté de la console, range la clé de la BMW dans le tiroir avec celle de ma Fiat et j’abandonne mes chaussures sur le tapis. Je monte à l’étage, fouille dans mon dressing à la recherche de ma longue robe blanche bohème. La préférée d’Alex. Il adorait lorsque je la portais, il me disait que j’avais l’air d’une princesse et que le décolleté mettait en valeur ma jolie poitrine.
Je me défais de mes habits du jour et je file sous la douche. À la sortie, je prends soin de mes cheveux blond caramel naturels. Ils arrivent sous mes épaules et ondulent légèrement. J’ai de la chance, ils sont doux et soyeux sans que je n’aie à fournir le moindre effort. Je les sèche avec mon Dyson supersonique, puis je dépose une noix de crème nourrissante aux creux de ma main que j’applique sur mes mèches en évitant d’en mettre à la racine. J’enfile un joli soutien-gorge blanc en dentelle avec la culotte assortie, je passe ensuite ma tenue. J’admire mon reflet dans le miroir et je grimace à l’image qu’il me renvoie.
J’ai beaucoup maigri et cette robe qui, autrefois me seyait parfaitement au niveau de la poitrine et du buste, est maintenant trop large. Mes yeux brun doré ont perdu de leur éclat, ils ne pétillent plus. Normal, le bonheur ne s’y reflète plus. Mon teint est si pâle qu’on pourrait le confondre au tissu. J’exagère à peine. Je ne me trouve absolument pas jolie et je crains qu’Alex ne soit de cet avis. Quoiqu’il me répétait assez souvent que, même vêtue d’un sac poubelle, il me trouverait belle.
Les larmes se pointent comme chaque fois que je me permets de penser à mon défunt mari. Je les repousse, car je ne veux pas pleurer, pas maintenant, plus jamais. Je regagne le rez-de-chaussée et me dirige vers la cuisine dans laquelle je me sers un verre de vin.
Je le sirote devant la baie vitrée donnant sur le petit jardin arboré. Je reste un moment le regard hagard avant de m’asseoir à table où je termine la bouteille. Je n’ai pas pour habitude de m’enivrer, mais aujourd’hui c’est particulier.
Je me relève, jette un regard autour de moi, puis je chemine jusqu’à l’entrée pour chausser mes sandales. Je quitte ensuite la maison pour me rendre à la plage à pied. Je n’ai que quelques mètres à parcourir pour pouvoir glisser mes orteils dans le sable encore chaud malgré l’après-midi qui s’achève.
Depuis quelques jours, le thermomètre frôle les trente degrés et les côtes sont prises d’assaut par les citadins, mais aussi par les habitants de la communauté lilloise. D’ailleurs, la SNCF a remis en place les billets à un euro. Une aubaine pour venir sur le littoral à moindre coût. Les vacances commencent tout juste, mais les terrasses des bars et des restaurants ne désemplissent pas depuis une semaine. C’est génial pour les commerces.
Je traverse la digue pour rejoindre le banc de sable. Je retire mes chaussures puis d’un pas tranquille, je comble la distance qui me sépare des premières vagues. J’inspire un grand coup, afin de prendre un bon bain d’iode.
Autour de moi, des enfants rient, courent dans tous les sens en hurlant des choses inintelligibles. Ils semblent tellement heureux qu’ils me tirent un sourire. J’atteins enfin mon objectif après quelques minutes. Lorsque la marée est haute, il ne faut pas longtemps pour que les vaguelettes viennent pourlécher nos orteils, dans le cas contraire, une petite marche s’impose.
Je laisse l’eau grimper sur ma peau. Elle est fraîche, c’est agréable, ça l’est toujours. Longer la côte en ayant les pieds dans l’eau, Alex et moi adorions. Nous nous déplacions main dans la main tout en planifiant nos prochains voyages. J’adorais ces moments.
C’est la première fois depuis son décès que je pratique cette activité. Sans lui, j’avoue que ça n’a pas du tout la même saveur, mais je voulais le faire une toute dernière fois. Tout en pensant aux bons moments que j’ai passés ici, à Malo, avec mon mari, j’avance et bientôt le bas de ma robe s’imbibe d’eau. J’ignore ce fait alors qu’habituellement je déteste ça.
L’alcool commence aussi à faire effet, la tête me tourne et je décide de rebrousser chemin. Je mets plus de temps pour rentrer qu’à l’aller parce que je titube. Je dois offrir un affreux tableau à tous ceux que je croise, mais à ce stade de ma vie, je m’en fiche. Qu’ils pensent de moi ce qu’ils veulent, aucun d’eux ne sait que je traverse l’un des pires moments de mon existence.
De retour, j’ouvre une nouvelle bouteille de vin que je bois à même le goulot. Je m’installe dans le canapé avec une plaquette de médicaments que m’a prescrite le médecin après le décès d’Alex. Si le premier litre ne m’a pas donné assez de courage pour passer à l’acte, j’espère que le deuxième agira en ce sens.
Chapitre 2
Je fixe la plaquette pleine de ces pilules blanches censées réguler l’humeur et aider les gens qui ont du mal à retrouver un pied dans la réalité. Elle est intacte, il n’en manque aucune. Je ne voulais en aucun cas avoir recours à la médication pour aller mieux, pour éteindre mes émotions, car il s’agit de ça. Elles servent à endormir la douleur, mais pas à traiter le fond du problème. D’ailleurs, je doute même qu’elles auraient réussi à endiguer la détresse qui m’étouffe de plus en plus chaque jour.
Ces pilules, qui semblent si inoffensives, associées à l’alcool que j’ai bu, détiennent le pouvoir de mettre fin à mes tourments. De me libérer de cette existence de souffrance et de vide. Voilà presque un an, que j’attends tous les jours que le soleil se lève, mais en moi ne subsiste plus que la nuit.
Certes, j’ai réussi à donner cours à mes élèves, ils étaient un peu ma bouée de sauvetage, mais maintenant, je n’ai plus rien à quoi me raccrocher. Je ne veux pas passer ces deux mois d’été en enfer.
— Faux, me souffle une petite voix venant des profondeurs de mon être.
Elle est faible et persistante, mais je ne peux pas l’ignorer.
— Tu as Lola. Imagine combien elle serait malheureuse sans toi.
Je l’imagine très bien. Lola est un peu comme ma fille, même si j’ignore tout sur la maternité. Cependant, ça ne m’a pas empêchée de passer énormément de temps avec ma filleule. Lisa et Pierre, ma belle-sœur et mon beau-frère, tous deux accaparés par leur boutique de jeux de société implantée au cœur de la ville de Dunkerque, m’ont plus d’une fois confié sa garde. Avec mes horaires d’enseignante, je la déposais à l’école et je la récupérais le soir. Quand Lisa venait la chercher à la maison, elle avait dîné, était douchée et les devoirs faits.
En pensant à ma petite brunette au regard hazel, j’hésite. Si je rejoins Alex, elle va se retrouver seule. Quoique, depuis son entrée au lycée, je la vois de moins en moins. Elle traîne souvent avec ses amis et elle a bien raison.
Moi aussi, à son âge, j’étais rarement à la maison. Avec ma petite bande, nous errions en ville où nous faisions du lèche-vitrines. Parfois, on se posait chez Legros, situé sur la place Jean Bart pour manger une pâtisserie. Nous flânions également sur le quai de l’estacade où nous admirions le Princesse Elizabeth, un bateau à vapeur à roues à aubes. On s’inventait une vie autour de ce géant qui fait partie du paysage.
Je ne vois pas du tout Lola et ses amis contempler ce bateau, mais plutôt se prendre en photo dans des coins stratégiques pour s’attirer des likes sur les réseaux sociaux.
Avec Lola, je suppose que je manquerais aussi à mes parents et mon départ pour l’autre monde les peinerait sans aucun doute. Je suis fille unique et je sais qu’ils m’aiment énormément, seulement, leur amour ne parvient pas à me redonner goût à la vie.
Concernant Lisa, je pense qu’elle serait attristée de ne plus me savoir sur Terre, mais elle comprendrait, car elle sait que, sans Alex, ma vie a perdu tout son sel.
J’ignore encore pourquoi j’hésite alors que plus rien ne me retient ici. Si nous avions eu des enfants, les choses auraient été différentes, j’aurais été forte pour eux. Là, je n’ai besoin d’être forte pour personne. Je ne laisse personne derrière moi, sauf Lola et mes parents, me rappellent cette voix que j’aimerais oublier.
Ils s’en sortiront ! Ils s’en sortiront ! Je me le répète mentalement en extirpant quelques pilules de leur emballage. Je bois une gorgée de vin pour me donner le courage d’en finir et inhiber cette voix qui désire m’empêcher de rejoindre Alex.
Je veux le rejoindre ! Je n’ai pas d’autre issue. Il n’y en a pas ! Seul lui peut guérir mon cœur et mon âme meurtris.
Le retrouver mettra de nouveau de la couleur dans ma vie. Le soleil se lèvera enfin, et balaiera la nuit pour l’éternité, parce qu’au paradis, il est question d’infini. Nous serons une fois de plus unis et pas jusqu’à ce que la mort nous sépare, puisque nous serons décédés.
Deux pilules, une gorgée de vin.
J’attends un peu avant d’en prendre d’autres. Pourquoi, je l’ignore ?
Parce que tu sais que ce n’est pas la solution. Parce que tu penses à Lola, à Lisa, à tes parents, à tes élèves de seconde.
— STOP !
Je ne pense pas à eux, seul Alex m’intéresse. Alex qui va m’accueillir aux portes de l’Eden, qui va me serrer dans ses bras qui m’ont si souvent réconfortés. Il aura l’odeur du jasmin, parce que le paradis, c’est blanc, doux et reposant et que l’effluve de cette fleur m’a toujours donné cette sensation.
Deux pilules de plus, une gorgée de vin.
Je commence à me sentir comme sur un nuage. J’ai l’impression que mon chagrin s’amenuise et laisse place à la sérénité.
Même la petite voix au fond de moi s’est tue, elle ne cherche plus à me convaincre que je prends la mauvaise route.
Je viens te rejoindre mon amour.
Je bois une nouvelle gorgée, puis je m’allonge tout en posant la bouteille sur le sol. Je crois qu’elle se renverse, mais je n’en suis pas sûre. Tant pis, je n’ai pas la force de la redresser, mes paupières sont si lourdes que les contrôler devient un supplice, alors je les clos. Mes bras semblent peser une tonne, mes doigts s’engourdissent, de même que mes pieds. Je commence à partir, mais l’impression d’avoir envie d’uriner me contraint à me lever. J’ignore comment j’y parviens, mais j’arrive à me mettre debout avant de m’écrouler.
Un bruit assourdissant me sort du cocon dans lequel je végétais.
« Dring… dring… dring… »
Qu’est-ce qui peut bien sonner ainsi ? On dirait un vieux téléphone.
J’ouvre péniblement les yeux et je remarque que je suis encore chez moi, qu’Alex n’est pas là ! Que le paradis ne m'a pas été offert ! Je retrouve mon salon et mon cœur toujours aussi meurtri. J’ai échoué ! Comment est-ce possible ? Avec le mélange d’alcool et de médicaments, je devrais être morte !
« Dring… dring… dring… »
Ce maudit truc sonne continuellement et je n’ai aucune idée d’où ça vient. Avec peine, je me redresse. Mon cerveau est à la fois cotonneux et douloureux et ce foutu bruit n’arrange rien. Étonnamment, malgré tout l’alcool que j’ai ingurgité, je ne titube pas alors que j’essaie de suivre le son qui m’a sorti de mon sommeil.
J’ai la sensation qu’il provient de l’arrière-cuisine, là où nous entreposons nos appareils ménagers et nos packs d’eau. Plus je me rapproche et plus le volume s’intensifie. Je balaie la petite pièce du regard. Cette fois, le bruit devient assourdissant, m’incitant à couvrir mes oreilles. J’ai l’impression que ça vient de la vieille armoire qu’Alex a chinée en brocante et qu’il devait restaurer. J’ouvre les portes et à l’intérieur, je trouve un ancien téléphone qui braille.
Comment est-ce possible ?
Je veux dire, il n’y a pas de prise dans cette pièce, comment peut-il sonner ?
Je tends la main et je m’empare du combiné aux formes arrondies.
— Allo !
— Vous êtes en communication avec le paradis, ne quittez pas votre interlocuteur va bientôt vous parler.
Le paradis ! C’est quoi ce délire ?
Chapitre 3
Je n’en reviens pas que le paradis m’appelle sur un téléphone qui n’est pas connecté ! D’ailleurs, je n’ai pas souvenance que nous ayons acheté cette vieille relique ! Peut-être était-il vendu avec l’armoire. Allons savoir ! Alex l’a acquis juste avant sa mort et l’a posée dans cette pièce en attendant de pouvoir lui redonner une seconde vie. S’il sonne alors qu’il n’est pas branché, ça ne veut dire qu’une chose. Je suis passé de l'autre côté. Mais dans ce cas, pourquoi Alex n’est pas présent ? Pourquoi suis-je encore chez moi ?
Je regarde autour de moi à la recherche de la lumière blanche dont parlent certaines personnes ayant vécu un état de mort imminente. Rien, le salon baigne dans une lueur rosée. Celle du coucher du soleil. Un léger grésillement dans le combiné me renvoie à cet appel pour le moins inattendu.
— Si c’est un canular, ce n’est vraiment pas drôle !
Je bafouille et je commence à flipper. Avec tout l’alcool que j’ai ingurgité, je n’arrive plus à réfléchir correctement et j’ignore comment agir.
— Votre interlocuteur va prendre la communication.
Nouveau grésillement, un bip, un essoufflement et enfin une voix, sa voix ! Mon cœur bondit dans ma poitrine en reconnaissant son timbre légèrement rocailleux.
— Clara.
— Al… Alex… c’est toi ?
Des sanglots remontent dans ma gorge et des larmes roulent sur mes joues. Alex est là, avec moi, à l’autre bout du fil.
— Alex… c’est bien toi ?
— Oui ma chérie, c’est moi.
— Tu… comment c’est possible… tu es mort ! Suis-je morte ? C’est ça, je suis morte ?
— Tu poses toujours trop de questions, Clara.
Il rit et l’entendre me réchauffe le cœur. Pour la première fois, depuis qu’il m’a quittée, j’ai l’impression que le poids que je portais sur mes épaules s’envole. Même la brume qui obscurcissait mon cerveau à cause du vin et des médicaments que j’ai ingurgités semble se dissiper.
— Chérie…
Il pousse un soupir mêlé d’un gémissement, comme si ce qu’il s’apprête à prononcer lui écorche l’âme.
La mienne en retour se comprime.
— Je sais que tu aimerais me rejoindre, mais pas de cette manière. C’est impossible, Clara.
Ma gorge se serre à ses paroles. Qu’entend-il par là ? Que j’ai fait tout ça pour rien ? Que ma tentative de le rejoindre a échoué ? Que je ne suis pas morte ? Où alors que provoquer volontairement sa fin ne nous amène pas au paradis ? Je ne comprends pas ! Si je ne suis pas morte, où suis-je ? Ce téléphone ne peut pas sonner s’il n’est pas branché ! C’est impossible !
— Lorsque ton heure sera venue, alors nous nous retrouverons, mais pour le moment, tu as encore des tas de choses à accomplir sur Terre.
— Des choses ? Quelles choses Alex ? Sans toi, je me sens vide…
— Clara, souffle-t-il…
— Tu me manques… tu me manques tellement que j’ignore comment vivre sans toi.
Les larmes brouillent ma vue, tout devient trouble autour de moi, et mon cœur cogne vivement dans ma poitrine. Les pulsations sont si intenses que je les ressens jusque dans mes doigts. Comment peut-il penser que je suis à ma place ici, sans lui ? Que je vais pouvoir poursuivre mon existence seule. Il était mon tout.
— Depuis ton décès, je vis dans l’obscurité. Tu étais ma plus grande force et celui qui illuminait chacune de mes journées… maintenant j’ai l’impression d’être constamment dans le noir.
— Tu illuminais les miennes aussi, chérie. Tu me manques autant que je te manque et si j’avais su que ce huit août était le dernier jour de ma vie, je l’aurais vécu de manière totalement différente.
Il parvient à détourner mon amertume avec cette phrase et curieuse comme je suis, je souhaite en savoir davantage. Puis, entendre le son de sa voix m’apaise.
— Comment tu l’aurais vécu ?
— Je t’aurais dit que je t’aime plus que tu ne puisses l’imaginer. Que j’adore le prénom Clara, que j’adore tes petites manies.
— Même celle où je vérifie deux fois si la porte d’entrée est bien fermée ?
— Surtout celle-là, parce que même si ça avait le don de m’exaspérer que tu redescendes pour vérifier, je trouvais ça chou que tu veuilles nous garder en sécurité.
Son rire résonne dans le combiné réchauffant ma poitrine comme toujours, et je ne peux m’empêcher de m’étouffer avec un sanglot.
— Je t’aurais préparé le petit-déjeuner et j’aurais surtout pris le temps de le déguster avec toi.
— T’étais un piètre cuisinier… mais j’aurais adoré l’attention.
Nouveau rire pour lui, nouvelles larmes pour moi.
— Ensuite, on serait allés se balader à la plage. Nous aurions marché le long du rivage comme d’habitude. Je t’aurais envoyé quelques gerbes d’eau, tu m’aurais supplié d’arrêter parce que tu détestais tremper ton short en jean.
— La sensation est affreuse, ça colle à la peau, c’est insupportable.
Nouveau rire ! Cette fois, je souris en nous imaginant. Deux grands gosses qui prennent la vie du bon côté et qui rient à gorge déployée. Deux adultes qui croquaient la vie à pleines dents. Nous étions rarement séparés. N’ayant pas eu d’enfant, par choix, nous étions presque inséparables.
Nous étions l’un de ces couples qui énervent les autres parce que nous ne faisions rien l’un sans l’autre. Nous étions fusionnels et soudés. Lorsque je travaillais, à l’intercours, nous échangions des messages. À la récréation, je me rendais rarement en salle des professeurs, préférant dialoguer avec Alex. Nos conversations étaient inépuisables et chargées de fou rire.
— Nous nous serions installés en terrasse. Nous aurions siroté une boisson fraîche tout en discutant de nos prochaines vacances.
— Le Portugal.
— Mmm mmm… on avait prévu de se saouler au Porto.
— Et de dormir dans la grotte de Benagil.
— Ouais, on avait envisagé de semer le groupe et de se retrouver seuls au monde.
Cette fois, nous rions ensemble.
— On avait imaginé le coucher de soleil et le ciel étoilé qu’on aurait admiré, étendus sous le dôme ouvert, poursuit Alex avec un brin de nostalgie.
— On trépignait d’impatience à l’idée de découvrir cette partie du Portugal.
Silence. Grésillement dans le combiné. Mon cœur tambourine dans ma poitrine, un voile de transpiration humidifie ma peau et la peur d’avoir perdu le contact avec mon amour me saisit.
— Al… Alex !
Je crois que je crie plus que je ne parle. Ma voix chevrote parce que la peur mêlée à l’angoisse font monter une nouvelle vague de larmes.
— Je suis toujours là, Clara.
Le soulagement remplace ma crainte de l’avoir perdu. Il est toujours là, avec moi, au bout du fil. Tout va bien. Ma main libre trouve mon cœur qui cogne contre ma poitrine et après quelques inspirations, son rythme redevient régulier.
— J’ai cru que… que je t’avais de nouveau perdu…
— Non… cette fois, nous ferons les choses convenablement.
Je gémis de douleur. Je ne veux pas mettre fin à notre conversation, je ne le peux pas, c’est au-dessus de mes forces. Pourquoi m’a-t-il appelé si c’est pour me dire adieu ? Pourquoi ne me laisse-t-il pas le rejoindre ?
— Je ne veux pas que tu me dises au revoir Alex… je veux juste que nous soyons réunis. Je ne veux pas vivre dans un endroit où tu n’es pas.
— Clara, quoi que tu fasses, tu ne me retrouveras pas. Pas maintenant en tout cas. Ton heure n’est pas venue et il te reste de magnifiques choses à traverser en bas.
— Quel genre de chose Alex ? Qu’est-ce qui m’attend réellement ?
— Je ne peux pas t’en dévoiler plus au risque de changer ton destin. Mais je peux te dire qu’il est lumineux.
Lumineux ! Comment peut-il me sortir de telles absurdités alors que cette année, les ténèbres m’ont engloutie jour après jour ?
— Comment puis-je croire à un tel avenir alors que tu n’es plus là ? Comment je peux avancer sans toi ? Tu étais toute ma vie. La personne sur qui je me reposais quand j’allais mal, le gardien de mes secrets, celui qui mettait de la couleur dans mon existence. Tu me faisais rire, tu me rendais heureuse. Depuis, tout est terne, mon existence n’a plus aucune saveur.
— Tu me fais confiance Clara ?
— Toujours.
— Alors, crois-moi lorsque je te dis que tu possèdes la force de redonner de la couleur à ta vie. Tu es plus forte que tu ne le crois et tu vas te relever parce que je ne te permettrais pas de perdre la bataille.
Ses mots résonnent dans mon esprit et me touchent profondément. Ai-je vraiment cette ténacité ? Seule non, avec lui peut-être…
— OK, soufflé-je. Et après Alex ? Je veux dire, quand j’irai mieux, tu disparaîtras à nouveau, et, si… si je retombe ?
— Si j’agis correctement, ça n’arrivera pas. Je suis désolé, mais il est temps pour moi de te laisser.
Mes mains commencent à trembler à l’idée qu’il raccroche, et un horrible son remonte dans ma gorge pour exploser dans le combiné.
— Eh chérie, ne pleure pas. Je te promets de te rappeler demain à la même heure, ainsi que les jours suivants.
— Promis.
— Promis. À demain ma jolie Clara. Prends soin de toi.
Des bips remplacent sa voix éraillée, il a raccroché. Je fixe le combiné quelques secondes avant de le reposer sur le socle. Je reste immobile dans ma petite pièce à ressasser notre échange pour le moins irréel.
J’ai reçu un appel du paradis.
J’ignore encore comment c’est possible, surtout avec un téléphone débranché. Je secoue la tête, tapote dessus, puis j’éclate de rire. Je ris tant que j’en attrape mal au ventre et que des larmes perlent aux coins de mes yeux avant de rouler sur mes joues. Mes nerfs lâchent et ça me fait du bien. Je me sens plus légère.
Je me calme au bout de cinq minutes et la maison redevient silencieuse. Je regarde l’heure sur ma montre connectée. Il n’est pas loin de minuit. Le téléphone a sonné aux alentours de vingt-et-une heures… étrange ! Je n’ai pas eu l’impression de converser avec Alex durant trois heures ! Encore un mystère que je ne résoudrais pas ce soir.
Je souris béatement, n’en revenant toujours pas d’avoir reçu un appel du paradis !
Chapitre 4
J’entends une porte claquer et les vibrations viennent accentuer la migraine qui me vrille les tempes. Mes paupières papillonnent et se referment aussitôt que la lumière du jour agresse mes rétines.
— Bonjour marraine, crie Lola qui s’agite autour de moi.
Qu’elle est bruyante ! Que fabrique-t-elle ? J’ouvre péniblement les yeux et je découvre son manège. Elle traîne le fauteuil jusqu’à moi. Hier, après l’appel d’Alex, je n’ai pas eu le courage de monter dans ma chambre, je me suis effondrée dans le canapé.
Pourquoi agit-elle de cette manière ? On peut très bien papoter à quelques mètres, non ?
— Marraine, marraine, marraine, chante-t-elle avec un brin d’exaspération dans la voix.
Pourquoi me parle-t-elle ainsi ? Je me redresse à grand-peine et découvre la bouteille de vin qui traîne toujours sur le carrelage. Aïe, je comprends mieux son ton et j’ai honte qu’elle me voie dans cet état. Quelle image je lui renvoie ?
— Tu sais, maman pensait vraiment que tu te remettais doucement de la mort de tonton. Moi, je n’y ai jamais cru.
Perspicace la demoiselle, comme toujours. Ne jamais sous-estimer une ado.
— Lola, j’ai la tête qui tourne et… je n’ai pas envie de parler de tout ça.
Elle ignore ma remarque et poursuit :
— Ton sourire n’atteignait jamais tes yeux. Chaque fois que tu disais que tu allais bien, je voyais que tu mentais. Pourquoi tu nous as caché ton état ?
Pour éviter que vous ne souffriez davantage. Pour que tu vives ta vie d’adolescente dans l’insouciante sans avoir à t’inquiéter pour moi.
Avec la bouteille et ma tête de déterrée, je suppose que ma tentative de la garder éloignée de mes soucis vient d’échouer. Je dois la rassurer. Bravo Clara, tu es une super marraine !
— Lola… je n’ai bu qu’un peu de vin… et je te garantis que je vais bien. C’est juste qu’hier, eh bien… j’étais submergée par mes émotions et je voulais les éteindre. Il n’y a pas de quoi fouetter un chat.
J’essaie de la convaincre que je me sens bien en me levant prestement. J’affiche un sourire pour lui indiquer que tout roule, alors qu’en vérité, c’est tout le contraire. Mon cœur bat dans mes tempes et la douleur m’enserre la nuque. Je me débarrasse de la couverture dans laquelle je m’étais enroulée et l’abandonne sur le canapé.
— C’est moche de mentir. Vraiment très moche !
Elle se lève et glisse sa main dans la mienne.
— Tonton Alex n’aimerait pas te voir dans cet état, tu sais !
— J’en ai conscience, mais je t’assure que c’est la première fois que je bois autant. Ne t’inquiète pas ma chérie, d’accord ? Ça va aller maintenant.
Je suis sur le point d’ajouter, « Alex va m’aider à remonter la pente », mais je mords ma langue. Je ne peux pas lui parler de lui, encore moins de cet appel provenant du paradis. Elle va alerter sa mère qui me fera à coup sûr, interner. Je cherche du coin de l’œil les cachetons. Ils ont glissé entre le coussin et le dossier, la plaquette dépasse légèrement et pour le moment, Lola ne l’a pas encore remarquée. Je dois l’éloigner du salon. J’enroule un bras autour de ses épaules et je la guide jusqu’à la cuisine.
— Tu veux quelque chose ? De l’eau, du café, un thé ?
— Non merci, je sors de table.
Comment ça ? Je jette un œil sur le four et je constate qu’il est déjà quatorze heures. En vérité, c’’est une bonne chose, seulement sept heures me séparent de mon rendez-vous téléphonique. J’aimerais pouvoir avancer le temps pour entendre sa voix de nouveau. Sa voix ! Oh le téléphone ! Je dois vérifier s’il se trouve toujours dans l’armoire.
— Je reviens.
Je la dépasse tandis qu’elle s’assoit à l’îlot. J’entre dans l’arrière-cuisine, me précipite vers l’armoire désuète et l’ouvre. Je pousse un soupir de soulagement, il est là. Je l’inspecte d’un peu plus près et comme je le pensais, il n’est pas branché ! Comment a-t-il pu fonctionner alors ? Si ça se trouve, cette conversation n’a existé que dans mon imagination. Alex ne m’appellera pas ce soir ! Il ne m’a jamais appelée ! Je suis prise de vertiges et les larmes affluent.
— Qu’est-ce que tu fiches la tête dans cette armoire ?
Surprise par son intervention, je me redresse et cogne méchamment mon crâne sur le haut du meuble. Je serre les dents afin de ne pas hurler de douleur. Lola remarque mon malaise, ainsi que ma peine.
— Oh marraine, dit-elle pleine de compassion tout en m’étreignant. Je ne voulais pas t’effrayer, encore moins que tu te tapes la tête sur ce vieux meuble et que ça te fasse pleurer. Qu’est-ce que je peux faire ?
Partir et me laisser seule, ai-je envie de lui crier.
— J’ai besoin de caféine, lui réponds-je à la place.
— Je m’en occupe. Viens.
Elle me tire par la main et m’indique de m’installer autour de l’îlot tandis qu’elle s’agite dans la cuisine qu’elle connaît par cœur. Elle agit comme si elle vivait ici. C’est en partie vrai. Elle dispose même de sa propre chambre à l’étage, décorée selon ses goûts.
Elle sort une tasse du placard, prend une dosette qu’elle insère dans la machine. Très vite, mon nectar se trouve sous mon nez. L’odeur me soulève un haut-le-cœur, je crois bien que le café n’est pas l’idée du siècle.
— J’ai lu quelque part qu’après une bonne gueule de bois, il est important de s’hydrater.
Elle verse de l’eau dans un grand verre qu’elle me tend. J’avale le liquide d’un trait et Lola m’en ressert un. Cette fois, je prends mon temps pour le vider.
— Tu veux un cachet pour le mal de tête ?
— Non, ça ira. Écoute ma poupée… je vais aller me reposer.
— Ouais, de toute façon, j’ai des choses à faire de mon côté. Tristan envisage une baignade. Je repasse ce soir.
Tristan, son nouveau petit ami. Si habituellement, j’aime en savoir davantage, aujourd’hui, je ne la questionne pas. Elle contourne l’îlot, m’embrasse sur la joue et s’en va. La porte claque puis le silence envahit la maison. Je suis de nouveau seule avec mes pensées et mon cœur qui me donne constamment l’impression d’être écrasé entre les doigts d’une personne malveillante.
Alex ne m’a pas appelé, je l’ai imaginé.
NON !
C’était réel ! On a discuté de lui, de moi, de nous. De ce huit août où il est parti pour le paradis. De la manière dont il aurait passé sa journée s’il avait su qu’il vivait les derniers instants de sa vie. Je ne l’ai pas inventé ! Il m’a bien raconté toutes ces choses. Il m’a assurée que j’irai bien ! Que je devais lui faire confiance. Et c’est le cas, il a toute ma confiance, il l’a toujours eu ! Seulement, comment un téléphone sans connexion peut-il sonner ? Il n’est relié à aucune prise !
Je dois me rendre à l’évidence. Je ne suis pas morte et Alex ne m’a pas appelée. Mon cerveau, imbibé d’alcool et de médicaments, a divagué. J’ai déliré, rien de plus.
Ce constat m’oppresse parce que j’ai l’impression d’être de retour à la case prison ! Celle où je suis enchaînée à une vie dans laquelle je ne trouve plus de sens. Je niche ma tête entre mes bras et laisse éclater ma douleur. Moi qui pensais que je ne verserais plus jamais de larmes, je me suis fourvoyée. Elle ne cesse de couler inlassablement. Je n’arrive même pas à assécher mes canaux ! Je me sens complètement démunie.
Je renifle laidement et essuie mes joues. Je monte ensuite à l’étage, je suis épuisée autant moralement que physiquement. Sans retirer la robe que mon défunt mari adorait et que j’avais enfilée pour nos retrouvailles, je me glisse sous les draps qui sentent encore la lessive, puis je serre le sweat d’Alex contre ma poitrine. J’enfouis mon nez dans le col et inspire bien fort en essayant de trouver sur l’encolure un peu de son odeur, en vain. Après un an, elle a disparue pour être remplacée par la mienne. Je l’ai définitivement perdu et comme je suis incapable de le rejoindre, je vais devoir poursuivre la mascarade qu’est devenue mon existence. Sourire et prétendre que tout va bien alors que je me noie chaque seconde.
Chapitre 5
Après deux heures de sieste, je me réveille avec une faim de loup. Je me redresse et me sens toujours groggy. Je suppose que mon organisme a besoin d’un peu de temps pour évacuer le cocktail que je lui ai administré.
Je repousse les couvertures et emprunte l’escalier pour rejoindre la cuisine où je me concocte un repas léger. Quelques crackers, deux tranches de jambon sur lesquelles je tartine du fromage ail et fines herbes. Je complète mon plateau repas de deux compotes de pommes, une bouteille d’eau et j’apporte le tout dans le bureau.
Je démarre l’ordinateur et tape dans le moteur de recherche : « entrer en communication avec le paradis ». Je tombe essentiellement sur des sites de Médium. Quelques personnes laissent des commentaires sur des blogs où ils expliquent les signes qu’ils ont vus ou leur ressenti, mais personne ne parle d’appel téléphonique.
J’ai rêvé !
Je ne vois que ça et la frustration m’enveloppe. Je voulais tellement que ce soit réel. Qu’Alex m’aide, qu’il tienne sa promesse. D’après les témoignages, certains ont retrouvé le sourire après les signes.
Tout en grignotant, j’essaie de pousser mes recherches. Après quelques clics, je dois me rendre à l’évidence. Je ne trouverais rien sur l’expérience que j’ai vécue et je doute que le téléphone sonne à vingt-et-une heures ce soir.
Le carillon du portillon interrompt mes pensées. Je quitte l’écran des yeux, la surprise me saisit, je n’attends personne. Mes parents me préviennent lorsqu’ils me rendent visite. Lisa et Pierre travaillent et Lola a la clé de la maison. Je me lève et chemine jusqu’à la porte d’entrée. J’ouvre et je découvre Zachary, mon voisin d’en face, avec qui je suis ami depuis quelques années. Il m’adresse un signe de la main.
Nous nous sommes rencontrés à la fête des voisins. On venait d’emménager et sa femme et lui habitaient le quartier depuis un an. Alex et lui ont sympathisé et très vite nous nous sommes retrouvés autour de dîners.
— Attends Zach, je t’ouvre.
Je me penche vers la console et m’empare de la télécommande. Le portail émet un bip, et Zach s’engage sur l’allée goudronnée, un taille-haie à la main.
— Salut Clara, je coupais les miennes et j’ai vu que les tiennes partaient dans tous les sens. Tu aimerais que je les fasse ?
Je jette un œil sur mes arbustes. C’est vrai qu’ils ont besoin d’être taillés. Alex s’en occupait et j’avoue que je n’ai pas trouvé le courage de prendre le relais.
— Oh euh… je vais m’en charger, mais c’est gentil de le proposer.
Il m’adresse un sourire qui dévoile une rangée de dents blanches qui contraste avec sa peau métissée. Ses prunelles empruntent de chaleur et de bienveillance s’embrasent d’une lueur accueillante tandis qu’une petite fossette s’éveille au coin de ses lèvres. Zach est comme Alex, il sourit tout le temps.
— Comme tu voudras Clara, mais tu sais que je le proposais de bon cœur.
— Oui Zach, merci.
Je croise mes bras sous ma poitrine et avec ce geste, je m’aperçois que je porte encore ma robe, pire, je ne suis pas douchée ni coiffée. Je n’ose même pas imaginer l’état de mes cheveux qui mériteraient sans aucun doute un coup de peigne !
— Si tu changes d’avis, tu sais où me trouver.
Il me sourit à nouveau, puis pivote vers le portail. Il est sur le point de partir, mais se ravise au dernier moment.
— Tu vas bien ?
Il me fixe tout en se pinçant les lèvres.
— Tu veux en parler ?
J’agite négativement la tête. Zach a son lot de problèmes, je ne peux guère lui ajouter les miens sur le dos. Depuis quatre ans, son ex-femme lui rend la vie impossible. Soit elle lui réclame de l’argent, soit elle refuse de lui donner Tom, leur gamin de six ans, lors de ses jours de garde. Parfois, elle l’appelle pour qu’il le prenne, car elle a des choses de prévues et ne peut pas s’en occuper. Contradiction quand tu nous tiens !
Évidemment, elle l’informe à la dernière minute. Zach est médecin urgentiste au SMUR… il ne peut pas se libérer aussitôt qu’elle claque des doigts. Madame rencontre des difficultés à le comprendre et quand il est dans l’incapacité de garder Tom en dehors de ses plages horaires, elle le menace de couper les ponts.
— Parle-moi Clara. Ne garde pas tout pour toi, me pousse-t-il en s’avançant, comblant la distance entre nous.
Ses baskets effleurent mes pieds nus, par réflexe, je recule pour éviter qu’elles ne finissent sur mes orteils. Je hausse ensuite les épaules. Que veut-il que je lui dise ? Que c’est compliqué de reprendre pied après avoir perdu l’amour de sa vie ? Qu’hier soir, j’ai envisagé le pire et que je suis passée à l’acte ? Que Dieu n’a pas voulu de moi dans son paradis et qu’il m’a renvoyé à ma misérable existence ? Il sera furieux de l’apprendre. Des larmes se pointent, une fois encore.
Je suis si faible.
Zach pose son outil au sol à quelques pas de nous, puis il enroule ses mains libres autour de ma taille et me serre contre son imposante poitrine. Il est grand, plus grand que ne l’était Alex. Il frôle le mètre quatre-vingt-dix. Plus jeune, il jouait au basket, ceci explique peut-être cela. Alex, mesurait un mètre soixante-dix-neuf et demi. Il y tenait à ce demi-centimètre qui le rapprochait du mètre quatre-vingts.
Je reste un moment dans l’étreinte apaisante de Zachary qui me berce comme une enfant. Son geste m’apporte un peu de réconfort. Sa chaleur m’enveloppe, sa présence rassurante me rappelle que je ne suis pas aussi seule que je le pensais. Pourtant, une partie de moi résiste à cet apaisement et se débat contre l’idée même de chercher du réconfort auprès de Zachary. C’est comme si accepter son soutien équivaut à trahir Alex.
Je me libère de son étreinte, rejetant sa bienveillance. Que penserait Alex de tout ça ? Certes, il estimait beaucoup Zach et appréciait sa compagnie, mais je doute que de me trouver dans ses bras lui aurait plu.
— Clara, murmure-t-il, je vois bien que tu t’enfonces et je veux t’aider. Te redonner le goût de vivre. Alex voudrait que je prenne soin de toi.
— Je… ça va Zach…
— Pas à moi, Clara ! grogne-t-il. Des cas comme toi, j’en vois toutes les semaines.
— C’est quoi des cas comme moi ?
— Des personnes à bout, qui n’entrevoient plus la lumière du jour et finissent par commettre l’impensable. Je ne serais pas un bon ami si je te laissais seule dans le noir.
Je détourne le regard, incapable de soutenir le sien, chargé de compassion et de bienveillance.
— Je ne suis pas…
Je ne termine pas ma phrase. Inutile de nier, de mentir, il m’a cernée ! Il est médecin, il sait. Je lève les yeux et je vois à son air qu’il a compris combien j’allais mal. Ses lèvres sont pincées et il agite négativement la tête.
— Nos situations sont totalement différentes, mais quand Cindy m’a quitté, j’ai eu beaucoup de mal à m’en relever. Alex a été là pour moi. On s’est mis au footing, tu te souviens ?
Je hoche la tête à ce souvenir.
— Il détestait, soufflé-je. Il me disait toujours qu’il avait l’impression que ses poumons prenaient feu et qu’il respirait comme un asthmatique.
Zach rit. J’essuie une larme.
— Je me moque, mais je n’en menais pas large. Mon cardio n’était pas au top. Nous avons fini par marcher. Pour discuter c’était bien mieux, crois-moi.
— J’imagine.
— Il fait encore bon, une balade, ça te dit ?
Je hausse les épaules, ignorant si j’en ai envie ou pas. Je reste silencieuse et Zach me laisse prendre le temps de la réflexion.
— On n’est pas obligés de marcher, on peut aussi s’asseoir sur ton banc et écouter le chant des oiseaux.
Son attitude et sa bienveillance me touchent.
— D’accord pour le banc.
L’idée de m’asseoir me paraît bien. Nous nous dirigeons vers le banc qu’Alex et moi avons installé à l’ombre, sous le platane, dos à la rue et comme convenu, nous écoutons les chants des oiseaux parfois entrecoupés par le ronronnement d’un moteur.
Mon ami n’engage pas la conversation, il reste simplement à mes côtés. Ses longues jambes sont étendues devant lui et lorsque le soleil commence doucement à décliner à l’horizon, il me jette un regard et m’offre un sourire.
— Merci Zach.
— On remet ça demain ?
— OK.
Il se lève, me tend la main et m’aide à me relever. Il m’accompagne ensuite jusqu’à la porte afin de récupérer son taille-haie.
— Bonne soirée, Clara, et si jamais tout devient trop, appelle-moi.
Je ferme brièvement les paupières, puis je rentre. Depuis ma position, je lui ouvre le portillon. Je referme ensuite ma porte que je verrouille et je jette un œil sur l’horloge accroché dans l’entrée. Dans moins d’une minute, il sera vingt-et-une heures. Je retiens mon souffle. Le téléphone va-t-il sonner ?
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